Commençons par une révélation : Denis Kessler, numéro deux du MEDEF jusqu’en novembre 2002, président de la Fédération Française des Sociétés d’Assurance est marxiste. Et très cynique aussi. Lorsqu’on lui demanda comment un ancien sympathisant trotskyste avait pu à ce point renier ses idéaux, celui-ci déclara ne pas avoir changé le moins du monde d’analyse, mais avoir juste changé de camp. Autre déclaration, tout aussi élégante : « Qui n’est pas de gauche à vingt ans n’a pas de cour, mais qui est toujours de gauche à quarante n’a pas de tête ». Petit préambule qui en dit très long sur les intentions d’une partie du patronat français, je précise bien « une partie ». Mais j’y reviendrai plus tard. Pour l’instant, je compte vous faire part de quelques considérations sur le chômage en France et aller à l’encontre d’un certain nombre d’idées reçues sur la question.
Chômage classique, chômage volontaire, chômage keynésien
Tout d’abord, je ne me risquerai pas à définir ici ce qu’est le chômage, la question de la frontière de définition se trouvera posée un peu plus bas, mais faire part ici avec précision de ce qu’est le chômage ne ferait qu’introduire de la confusion dans notre raisonnement. Admettons qu’il en aille du chômage comme de la beauté chez Kant. Nous savons tous de quoi il s’agit, même si nous ne pouvons pas le définir. Cela dit, on distingue trois types de chômage : le chômage classique, le chômage volontaire et le chômage keynésien. Ces trois types de chômage correspondent à trois causes explicatives du chômage, et également à trois théories économiques. Inutile donc de les rechercher tels quels dans la réalité. Le chômage en France est multiforme, ces trois catégories vont juste nous permettre de classifier les grandes causes du chômage.
Le chômage classique explique l’existence du chômage par l’existence de barrières qui empêcheraient les individus de trouver un emploi, ces barrières étant le plus souvent d’ordre réglementaire, ou fiscal. Il y aurait trop de contrats, trop de charges sociales et un salaire minimum trop élevé. L’idée c’est que certaines entreprises voudraient embaucher des salariés, qui eux-mêmes désireraient travailler, mais le salaire d’embauche, déterminé par le SMIC est trop élevé, les périodes d’embauche trop longues, les charges sociales trop élevées.
Le chômage volontaire indique que si des personnes sont au chômage, c’est tout simplement parce qu’elles ne sont pas incitées à travailler. En cause, cette fois-ci : les aides sociales. Si une personne touche le RMI et perçoit par exemple de la part de la CAF une allocation logement, si elle est embauchée, elle perdra le bénéfice de ces allocations. Il se peut donc qu’un vrai emploi soit moins intéressant que de rester chez soi. Une autre cause du chômage c’est le montant des allocations chômage, qui inciterait les chercheurs d’emploi à refuser les postes qu’on leur propose et à attendre de plus en plus dans le but de décrocher un meilleur poste.
Certaines personnes, et parfois même des économistes chevronnés, tendent à confondre ces deux notions. La raison est que celles-ci reposent sur une même hypothèse de départ. Le problème du chômage se situe directement sur le marché du travail. Les emplois existent bel et bien mais ils ne peuvent pas ou ne veulent pas être pourvus. Plus profondément, l’idée c’est que le chômage existe parce que les gens ne travaillent pas assez. Pas étonnant donc que ces formes d’explication du chômage soient associées à des courants de droite.
La troisième forme de chômage est le chômage keynésien, du nom de John Maynard Keynes, économiste ayant écrit pendant la crise des années 30 et dont l’ouvrage La Théorie Générale de l’Emploi, de l’Intérêt et de la Monnaie, accompagna parfois de façon rétroactive les politiques économiques et sociales mises en place par les pays développés des années 30 et de l’après-guerre. L’idée de Keynes, c’est que le chômage ne provient pas de dysfonctionnements du marché du travail, mais de dysfonctionnements économiques globaux. En gros, les emplois n’existent pas forcément, ils sont insuffisants car les perspectives économiques sont bouchées pour les entrepreneurs, qui ne voient pas réellement quel intérêt ils auraient à embaucher. Dans les années 40 et jusqu’à la fin des années 70, il était reconnu que cette explication du chômage était la bonne, ce qui explique la mise en place de politiques ayant eu pour but de favoriser les salaires à la hausse pour booster la consommation, d’un état interventionniste qui injectait des fonds dans le but d’offrir aux entrepreneurs un horizon plus favorable, propice à l’emploi. La crise de 73 et sa perduration ont à la fois démoli ces politiques économiques et les théories qui les sous-tendaient, avec un effet rétroactif encore une fois, les premières critiques de Keynes sur le plan théorique datant des années 50. Donc, et parce que les politiques sociales des années 40 à 60 auraient introduit dans le système français des barrières à l’emploi, le chômage de type keynésien se serait totalement évaporé, et il n’y aurait aucun problème macroéconomique à l’origine du chômage ?
Rhétorique réactionnaire
C’est ce que tentait de démontrer une étude publiée en 2000 par Laroque et Salanié, deux économistes de l’INSEE, pour lesquels la majeure partie du chômage – au-delà de 70% - serait classique ou volontaire, entraînant l’existence d’une « trappe à inactivité ». Cette étude a eu un impact politique non négligeable et intéressa très vite le Sénat. Il fallait donc « inciter au travail » toutes ces feignasses occupées à percevoir leur RMI et leurs allocations et ne voulant pas travailler pour 300 euros de plus. Même son de cloche au MEDEF, où les causes du chômage ne peuvent être que de cet ordre. Citons ici le marxiste Denis Kessler en 2002 : « La liberté de travailler n'est jamais assez affirmée. La création d'un succédané du RMI-jeunes serait une grave erreur, qui, loin de régler les difficultés, découragerait la recherche d'emploi et handicaperait le développement de l'apprentissage ou de l'alternance. On n'a jamais réglé un problème de formation inadaptée ou de faible appétence pour l'emploi en versant une prime de non travail ». Chômage volontaire, donc … et ici Ernest-Antoine Seillières en 2003 : « L'augmentation du SMIC (+ 6% en juillet) représente une augmentation du coût du travail non qualifié et détruira des emplois". « Le SMIC devient de plus en plus proche du niveau général des salaires. Tout ceci nous renforce dans l'idée qu'il faut que nous revenions dans une analyse économique du SMIC, de façon à savoir ce que l'on fait. La rémunération excessive du travail non qualifié détruit des emplois ». Chômage classique, ici … On notera qu’ici, comme très souvent on parle d’une « analyse économique » histoire de se défausser sur l’avis des « experts », experts qui bien souvent ont des opinions moins tranchées que ceux qui les citent. Sur Salanié et Laroque [2000], il serait un peu trop compliqué de dire quelles erreurs sont précisément à l’origine de leur analyse. Je voudrais juste donner un exemple pour illustrer la confusion qu’il existe entre plusieurs formes de chômage. Une secrétaire trilingue se voit proposer un emploi de secrétaire bilingue rémunéré au SMIC. Elle le refuse car il ne correspond pas à ses qualifications. Il s’agirait donc de chômage volontaire, non ? Et bien, non, justement, si cette secrétaire se voit proposer un emploi de secrétaire bilingue et non trilingue, c’est peut-être que l’économie n’est pas capable de créer un emploi correspondant à ses attentes et aux années investies dans des études exigeantes. Il s’agit donc bel et bien de chômage keynésien. Peut-être aussi que cette candidate désire prendre cet emploi et que le recruteur va préférer prendre quelqu’un de plus proche des caractéristiques du poste. Quelle en serait alors la raison ? La peur, bien sûr … peur que la secrétaire soit trop qualifiée, peur qu’elle ne s’adapte pas aux autres employés, peur qu’elle désire prendre leur place … et pourquoi donc, cette peur ? Peut-être parce qu’il va falloir signer un CDD très contraignant pour l’entreprise, que si ça ne se passe pas bien, il faudra rémunérer la dite secrétaire pendant encore deux mois …
Bizarre donc que ce soit justement le MEDEF qui prône le recours massif à ces CDD. Le syndical patronal a même proposé un CDD prolongé pour des travaux supérieurs à un an, créant lui-même des rigidités dans les mécanismes de l’entreprise. Bataillant ferme pour les contrats d’alternance et les formations professionnelles, le MEDEF semble également vouloir remplacer le mécanisme informel de la confiance entre employé et employeur par des formations ciblées et réduites qui réduisent fortement la mobilité professionnelle des salariés, et risquent d’augmenter par là même la durée du chômage de ces mêmes salariés dans l’avenir. Je m’explique : imaginez le cas suivant. Un étudiant en philosophie souhaite vendre des fringues. Il pourrait aller voir le gérant d’une grande enseigne, le convaincre de le prendre à l’essai et lui prouver qu’il peut faire augmenter le chiffre d’affaire du magasin. De deux choses l’une, soit cela marche, l’emploi sera pérennisé, soit l’étudiant bluffait et alors on lui donne son solde et il prend congé. Il s’agit juste de savoir faire confiance et de faire ses preuves. Pourquoi exiger alors de cet étudiant qu’il fasse un stage de vente, qu’il signe ensuite un CDD pour qu’au final, cela ne marche pas … combien d’argent dilapidé ? C’est donc bien encore une fois la peur qui préside … il ne manquerait plus que l’étudiant se débrouille tellement bien que la grande enseigne lui propose la place de gérant …
Les barrières sur le marché du travail existent donc bel et bien, et par là même le chômage de type classique, mais ces barrières sont souvent posées par les entreprises elles-mêmes plutôt que par l’Etat, bouc émissaire facile d’une pensée qui se veut libérale mais qui ne l’est pas réellement. On est bien loin de l’audace de l’esprit d’entreprise décrit par les économistes du début du siècle, Frank Knight ou Joseph Schumpeter. Non pas que cet esprit n’existe plus, mais le MEDEF ne le représente pas. Quel intérêt donc pour le syndicat patronal de vouloir donner une façade réglementaire à ces barrières, à la base d’ordre psychologique ? Ces barrières permettent bien évidemment de maintenir une population au chômage, susceptible de menacer celle qui dispose déjà d’un emploi. Chez Marx, on appelle cela « l’armée de réserve ». En ce sens, donc, le MEDEF est bien plus marxiste que libéral.
© Yann GIRAUD 2003